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C’était donc l’échec, se disait Eva Armour. C’était ainsi que l’on ressentait un échec. La gorge sèche, le cœur lourd et la tête vide.

Je suis amère, dit-elle, et j’ai toutes les raisons de l’être. Bien que je sois si lasse d’avoir tout fait pour réussir et d’avoir échoué que l’acuité de l’amertume s’en trouve atténuée.

— Le psycho-pisteur dans le bureau d’Adams s’est arrêté, avait dit Herkimer, puis le vidéophone s’était éteint quand il avait coupé la communication.

Il n’y avait plus trace de Sutton et le pisteur s’était arrêté.

Cela signifiait que Sutton était mort, et il ne pouvait pas être mort puisque, historiquement, il avait écrit un livre et qu’il ne l’avait pas encore écrit.

Quoique l’histoire fût une chose à laquelle on ne pouvait se fier. Elle était mal établie ou mal transcrite ou mal interprétée, ou faussée par quelqu’un à l’imagination incohérente. La vérité était si difficile à préserver, le mythe et la fable avaient tant de pouvoir pour y insuffler une vie à la fois plus logique et plus acceptable que la réalité.

La moitié de l’histoire de Sutton, Eva le savait, devait être purement apocryphe. Et pourtant certains faits devaient nécessairement être vrais.

Quelqu’un avait écrit un livre et il fallait que ce fût Sutton, car personne d’autre n’avait pu déchiffrer le langage dans lequel ses notes étaient écrites et les mots eux-mêmes révélaient la sincérité de l’auteur.

Sutton était mort, mais pas sur la terre ni dans le système solaire, et pas à l’âge de soixante ans. Il était mort sur une planète tournant autour de quelque lointaine étoile et il n’était pas mort avant de nombreuses, de très nombreuses années.

C’étaient là des faits vrais, qui ne pouvaient aisément être dénaturés. Des faits qui devaient demeurer jusqu’à ce qu’il soit démontré qu’ils étaient faux.

Et pourtant le pisteur s’était arrêté.

Eva se leva de son fauteuil et traversa la pièce jusqu’à la fenêtre qui donnait sur le parc paysager des Armes d’Orion. Des vers luisants piquetaient les buissons de leurs petits éclats de lumière froide, et la lune au dernier quartier se levait derrière un nuage qui ressemblait à une petite colline au dos rond.

Tant de travail, se disait-elle. Tant d’années de préparation. Des androïdes qui n’avaient pas porté de marque sur le front et qui avaient été façonnés de manière à ressembler exactement aux humains qu’ils remplaçaient. Et d’autres androïdes qui portaient une marque sur le front mais qui n’avaient pas été les androïdes formés dans les laboratoires du 80e siècle. Des réseaux compliqués d’espionnage, dans l’attente du jour où Sutton reviendrait. Des années à déchiffrer les archives du passé, à tenter de séparer la vérité des demi-vérités et des erreurs patentes.

Des années à guetter et à attendre, à esquiver le contre-espionnage des Révisionnistes, à préparer le terrain pour le jour J. Et à être prudent… toujours prudent. Car le 80e siècle ne devait pas savoir, ne devait pas même soupçonner.

Mais il y avait eu des éléments imprévus.

Morgan était revenu dans le passé et avait averti Adams que Sutton devait être tué.

Deux hommes avaient été placés sur l’astéroïde.

Mais ces deux éléments ne pouvaient pas expliquer entièrement ce qui était arrivé. Il y avait quelque part un autre facteur.

Elle resta devant la fenêtre, regardant la lune se lever, le front plissé tant elle réfléchissait intensément. Mais elle était trop lasse. Il ne lui venait aucune idée.

Sauf celle d’une défaite.

Une défaite expliquerait tout.

Sutton pouvait être mort et ce serait la défaite, une défaite complète, absolue. La victoire pour une administration qui était à la fois trop timide et trop corrompue pour prendre une part active à la lutte pour le livre. Une administration qui cherchait à maintenir le statu quo, prête à effacer des siècles de pensée pour maintenir sans accident son emprise sur la galaxie.

Une telle défaite, elle le savait, serait encore pire qu’une défaite infligée par les Révisionnistes, car si les Révisionnistes gagnaient, il y aurait encore un livre, il y aurait l’enseignement de la destinée de l’Homme. Et cela, se disait-elle, vaudrait encore mieux qu’une absence d’idée de la destinée.

Derrière elle, le vidéophone ronronna, elle se retourna, traversa vivement la pièce.

— M. Sutton a appelé, dit un robot. Il a posé des questions sur le Wisconsin.

— Le Wisconsin ?

— C’est un ancien nom de région. Il a demandé des renseignements sur un endroit appelé Bridgeport, dans le Wisconsin.

— Comme s’il avait l’intention d’y aller ?

— Comme s’il y allait.

— Vite, dit Eva, dites-moi où est ce Bridgeport ?

— À une dizaine de kilomètres, répondit le robot, et à quatre mille ans au moins dans le passé.

Elle sursauta :

— Dans le passé !

— Oui, mademoiselle, dans le passé.

— Expliquez-moi exactement !

— Je ne sais pas, dit le robot en secouant la tête, je n’ai pas pu saisir. Son esprit était troublé. Il venait de passer par une très rude épreuve.

— Ainsi vous ne savez pas…

— Je ne m’inquiéterais pas si j’étais vous, dit le robot. Il m’a donné l’impression d’un homme qui savait ce qu’il faisait. Il s’en sortira très bien.

— Vous en êtes certain ?

— J’en suis certain.

Eva coupa la communication et retourna à la fenêtre.

Ash, se disait-elle, Ash, mon amour, il faut absolument que tu réussisses. Tu dois savoir ce que tu fais. Il faut que tu nous reviennes et il faut que tu écrives le livre et…

— Pas seulement pour moi, dit-elle. Pas seulement pour moi car j’ai, moins que tous les autres, un droit sur toi. Mais la galaxie a un droit sur toi et peut-être, un jour, l’univers tout entier. Toutes ces petites existences qui se débattent attendent tes paroles, et l’espoir et la dignité qu’elles apporteront. Plus que tout, la dignité. La dignité avant l’espoir. La dignité de l’égalité, la dignité de savoir que toute vie est placée sur une base d’égalité, que la vie est tout ce qui compte, que la vie est la marque d’une fraternité plus haute que tout ce que l’esprit de l’Homme a jamais conçu dans toute sa philosophie.

Et moi, se dit-elle, je n’ai aucun droit de penser comme je pense, de ressentir ce que je ressens. Mais je ne peux m’en empêcher, Ash. Je ne peux m’empêcher de t’aimer, Ash.

— Un jour, dit-elle. Un jour, peut-être…

Elle se tenait là, droite et solitaire ; des larmes lui vinrent aux yeux, coulèrent sur ses joues, mais elle ne fit pas un geste pour les essuyer.

Ce sont des rêves, se dit-elle. Les rêves brisés sont déjà cruels. Mais un rêve sans espoir… un rêve condamné avant même d’être brisé, c’est le pire de tout.

Dans le torrent des siècles
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